"Les saisons de Giacomo", Mario Rigoni Stern

Publié le par T. Gaël Libertin

Avertissement au lecteur

Par respect pour ceux qui souhaitent ménager quelque surprise, j’avertis ici le lecteur que cette chronique dévoile certains événements marquants de l’ouvrage. Sachez toutefois que la beauté de l’ouvrage n’est pas tributaire d’un quelconque suspens, l’écriture de Rigoni Stern, en soi, fait l'oeuvre.

"Les saisons de Giacomo", Mario Rigoni Stern

Lorsque Les saisons de Giacomo s’est retrouvé entre mes mains, je me suis sentie hésitante et intimidée. Je n’avais jamais lu de Rigoni Stern et pourtant, je le connaissais déjà si bien ! Allais-je retrouver sa voix teintée de neige alpine qui se mêlait à celle de mon père, ces soirs d’enfance où, avant de nous coucher, mon frère et moi avions le droit à quelques pages narrant les exploits des chasseurs-alpins, la misère infiltrant les chaumières cimbres et le réconfort de la polenta grillée ?

Eh bien, oui.  Propulsée dans les montagnes du Sud-Tyrol dans les années 20, je m’installe à la table de Giacomo qui vit avec sa mère, sa sœur et sa grand-mère. Son père est encore en France, travaillant comme manœuvre dans les mines lorraines. Le labeur y est ardu et les compagnies minières ne sont pas prodigues.

 

Lecture à haute voix : Giovanni à la mine
Pour écouter l'extrait, cliquer sur le lien ci-dessous.

 

Mon arrivée dans la famille est facilitée par ce singulier narrateur, extérieur mais non omniscient, distant et d’une pudeur rare : jamais, au grand jamais, il ne se permet de pénétrer l’esprit des personnages pour en dévoiler les pensées. Les événements de la vie tyrolienne semblent se dérouler sous nos yeux comme au cinéma. Rigoni Stern, malicieusement, nous en fait prendre conscience, reprenant un vieil adage shakespearien.

Ce n’est pas la peine d’aller au cinématographe. La vie, c’est déjà du cinéma.

Les saisons de Giacomo, p.98

Déroutant ? Légèrement, je le concède. Mais, en fin de compte, j’ai eu l’impression de retrouver le conteur de mon enfance. Et puis, c’est en gardant cette distance que les scènes de vie se sont peintes à mes yeux avec la plus grande objectivité, avec une authenticité précieuse qui m’a accordé une forme de présence dans l’œuvre. À leurs côtés, j’ai connu la faim et la misère.

La dure réalité de la vie des montagnes du Haut-Adige fait du petit Giacomo un enfant rusé, plein de ressources et de rêves. Rêves de cinéma, rêves de chevaux qui galopent plus vite que le vent, rêves de glissades enneigées … rêves d’adolescent, blancs et purs, immédiatement éraflés par la griffe du Parti fasciste. Giacomo s’engage dans les Balilla* très jeune en échange de l’uniforme, de chaussettes chaudes et surtout, d’une paire de skis avec lesquelles il dévale la colline des Laiten avec ses compagnons insouciants.

C’est alors que la petite histoire de Giacomo et de sa famille croise la grande Histoire. Page après page, saison après saison, à mesure que les hommes et les femmes luttent contre la misère redoublant de malice pour survivre, le Parti national fasciste s’insinue dans la communauté jusqu’à devenir indispensable. Mais tout cela est si progressif … je n’ai rien vu venir. À peine quelques mises en garde de la grand-mère et quelques piques légères et masquées du narrateur m’alertent sur la dangerosité de la situation.

 

Lecture à haute voix : En Italie, c'est interdit
Pour écouter l'extrait, cliquer sur le lien ci-dessous.

 

Subrepticement, subrepticement, le parti du Duce confisque la plupart des postes jusqu’à devenir le seul employeur dans les montagnes. L’alternative est dangereuse : ceux qui ne souhaitent pas s’encarter se font récupérateurs. Arpentant les montagnes, ces trompe-la-mort  fouillent le passé sanglant de la Première Guerre Mondiale, y trouvent cartouches et munitions à revendre, cadavres non identifiés et parfois quelque obus encore tout prêt d’éclater. Plus d’un récupérateur n’a jamais été récupéré. Et la mention « porté disparu » que leur affublent les autorités est une source d’angoisse pour les familles. En grandissant, Giacomo excelle à cette tâche périlleuse, mais je comprends aisément que d’aucuns préfèrent un emploi plus calme quoique contrôlé par l’œil acerbe du Duce. La machine du parti mange tout, quadrille le marché du travail, fait des terrains de jeux des monuments à la gloire de l’Italie fasciste, détourne les événements festifs et sélectionne jusqu’aux races des vaches qu’élèvent les paysans… Même le temps est découpé selon le nouveau calendrier de l’ère fasciste.

 

Lecture à haute voix : Gréviste
Pour écouter l'extrait, cliquer sur le lien ci-dessous.

 

La plume de Rigoni Stern est douce, d’une douceur fatale, d’une douceur violente : les saisons passent, les hommes et les femmes se débattent pour survivre, beaucoup meurent et le Parti ne s’en émeut pas. Quelques lignes expéditives saluent la mémoire des personnages. Nino part en trois lignes, au milieu de considérations presque administratives. Pas plus que le Parti je ne m’émeut de la mort de ceux avec qui j’ai pourtant passé quelques saisons, au fil des pages. Trompée par la douceur de l’encre, je vis la mort dans une quasi-indifférence. Les vies humaines ne comptent même plus. Peu à peu, l’odeur réconfortante de la polenta grillée et le fumet des bonnes soupes de lentilles s’éloignent. Tout est froid dans le Sud-Tyrol, presque plus rien d’humain. La Seconde Guerre Mondiale achève ce processus destructeur.

Quand on allume un feu, on ne sait pas toujours comment l’éteindre.

Les aisons de Giacomo, p.183-184

J’ai envie de secouer le narrateur, de lui crier de se réveiller, de l’enjoindre de faire quelque chose. Pourquoi cette neutralité accablante ? Mais je finis par comprendre. La démarche de Rigoni Stern donne une portée plus vaste à son livre en nous rappelant que la famille de Giacomo peut aussi bien être celle de Nino que de Matteo ou bien de Mario… Et puis, c’est bien l’union de la distance narrative et de l’écriture douce et froide qui fait l’œuvre. Elle semble imiter l’infiltration insidieuse du fascisme en Italie, mettant au jour les agissements du podestat qui grignotent peu à peu la vie des hommes tout en endormant la moindre révolte. Subrepticement, subrepticement… Je m’y suis laissé prendre. Et je ne sors de cette lecture plus révoltée que par le discours antifasciste le plus péremptoire.

 

Lecture à haute voix : Porté disparu
Pour écouter l'extrait, cliquer sur le lien ci-dessous.

Je frémis d’autant plus à ces derniers mots crus et insensibles qui disent la mort anonyme de Giacomo, qu’en refermant le livre je songe que mes ancêtres ont vécu ces ignominies. Les tranches de vies du Haut-Adige sont si proches de celles que me conte parfois ma grand-mère. Il faut dire que les cimbres sont voisins des frioulans et que la polenta, aussi bien que la soupe, ont le même goût dans ces deux régions. Je comprends alors ce cadeau de mon père : je sens entre ces pages la présence d’un grand-père que je n’ai jamais connu et jamais je ne m’en suis sentie aussi proche. À l’heure où j’écris ces lignes je ne suis plus bien sûre du titre : était-ce « Les saisons de Franco » ?

*Balilla : à l'époque fasciste, nom donné aux enfants entre huit et quatorze ans encadrés dans des formations à caractère paramilitaire. D'où l'existence de l'organisation Opera Nazionale Balilla (ONB). Balilla, à l'origine, était le diminutif porté par le jeune garçon qui, en 1746, à Gênes, lança une pierre contre les Autrichiens, qui furent alors chassés de la ville. (Glossaire, p.229)

Publié dans Critiques

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
S
pendant cette période de confinement , les écrits, tes lectures et tes commentaires prennent une dimension bien particulière pour nous lecteurs et auditeurs, mais je pense que même en ce partage très fort tu es loin, bien loin de notre présent qui est gâté au final en comparaison., alors , écoute toi ; et merci pour cette émotion forte qui pour certains revoit à des souvenirs d'anciens. nous sommes majoritairement issus d'une classe très pauvre qui n'a pas toujours choisi un camp mais qui a écouté son ventre avec celui de ses enfants
Répondre